Texte rédigé par Joris Mathieu, auteur, metteur en scène, directeur du Théâtre Nouvelle Génération – Centre dramatique national de Lyon
Notre pays est désormais pratiquement à l’arrêt.
A travers les fenêtres, chacun peut observer le désert.
Ce qui n’était jusque-là qu’une fiction d’anticipation est devenu une réalité palpable.
Bien sûr, des questions se posent sur l’avenir de notre secteur.
Mais aujourd’hui, je ne veux pas épiloguer là-dessus.
Cette situation est extra-ordinaire et au-delà des conséquences économiques qu’elle génère, elle nous interroge déjà en profondeur sur le monde dans lequel nous vivons et celui dans lequel nous souhaiterons vivre à l’avenir. Ce virus ne nous a pas laissé d’autre choix que de mettre la machine à l’arrêt. Et ce qui doit nous préoccuper, au-delà du danger réel pour une partie de la population mondiale, c’est de savoir comment nous allons faire bon usage de cette période pour nous poser les questions essentielles. Faire de cette épreuve, une opportunité. Prendre du recul et comprendre qu’à travers la fragilité révélée de cet édifice sociétal et économique, qui tremble sous la menace d’un virus, c’est tout un modèle qu’il faut repenser.
Quand nous en aurons fini avec ce virus, il faudra prendre le temps de ne pas tout recommencer comme avant. Car si aujourd’hui nous devons faire face à une pandémie virale, derrière cette épreuve nous attendent d’autres bouleversements en matière environnementale, géopolitique et économique. Ceux-ci seront n’en doutons pas, tout aussi graves et dangereux. Nous en sommes déjà les porteurs plus ou moins sains depuis de nombreuses années.
Qui peut douter que d’autres épreuves nous attendent si au sortir de cette crise nous ne faisons que le récit d’un épisode viral dramatique ? Le virus n’est évidemment qu’un « événement déclencheur ». Si nous reprenons le fil de notre histoire, sans laisser cet événement avoir une incidence sur notre manière de penser, alors oui, tout est probablement écrit d’avance : la catastrophe écologique, la division sociale, l’individualisation, le consumérisme outrancier. La décroissance se réalisera alors probablement sans aucune tentative d’orientation progressiste. Elle ne sera pas un nouveau mode de vie, elle s’exercera de manière sauvage et brutale. Elle prendra sa forme la plus terrible, celle d’une décroissance démographique sélective, après avoir creusé les inégalités sociales et fait exploser les conflits géopolitiques.
Nombreuses sont les voix qui exprimaient déjà, bien avant cet épisode pandémique, la proximité de l’effondrement. La collapsologie est même devenue ces derniers temps un véritable sujet médiatique et un moteur de création de nombreuses œuvres artistiques. Je crois que personne n’ignorait cette perspective objective. Elle n’était pas simplement théorique. Comme ce virus, finalement, elle était tout simplement dans l’air. Elle se propageait dans tous les esprits. Sa perception était sensible et pas seulement une vue de l’esprit. Je pense que nous savions tous, seulement nous ne savions ni quand, ni où, ni comment.
Aussi, ce qui se joue actuellement dépasse la question de la gestion de la pandémie. Nous vivons collectivement l’expérience du miroir. Nous sommes obligés de nous voir tels que nous sommes et de regarder le monde tel que nous l’avons fait. Le temps n’est plus à se demander quelles sont nos responsabilités passées, qui avait tort ou raison, qui l’avait prédit ou non. Il s’agit essentiellement de ne plus nous mentir à nous-mêmes sur nos perspectives d’avenir et de ne pas laisser nos imaginaires se tétaniser sous l’effet de la peur de perdre ce que nous avons.
Nous savons bel et bien quel monde nous attend et si cette vision ne nous convient pas, il faut en imaginer quelques autres. Nous devons, a minima, trouver les manières de nous comporter dignement dans ce contexte. A maxima, nous mettre au travail pour inventer des bifurcations sur cette route qui, nous le savons, mène à une impasse. Quoi qu’il en soit, le statu quo ou la modernisation de ce que nous avons déjà expérimenté, sont des hypothèses qui me semblent fatales. La vaccination, cette fois là, ne s’opérera pas par l’injection de doses plus fortes de la maladie.
Durant cette période de confinement, nous pouvons heureusement continuer à échanger avec nos proches, nos ami.e.s, nos collègues grâce aux communications numériques ; le télétravail se généralise, nous utilisons à outrance les plateformes de streaming, nous pratiquons le e-learning, nous usons de la bande-passante et consommons des données…
Alors, oui on peut se réjouir de cela. De cette possible continuité de la vie sociale qui nous est ainsi offerte. Elle ouvre d’ailleurs certaines perspectives réjouissantes, comme la possibilité de réinventer notre rapport au travail, au temps, et elle apporte son lot de stimulation créative, de nouvelles solidarités. Mais ce que nous sommes en train de vivre, a une toute autre portée. Nous pouvons entrevoir cette situation comme une répétition générale de la création du « nouveau monde » tel que nous étions déjà en train de le concevoir pour les années futures. Tout n’était pas encore parfaitement au point, nous n’étions pas encore complètement mûrs pour nous y convertir, mais cet épisode pandémique nous aura contraints à accélérer son expérimentation plus large à l’échelle planétaire.
Dans cette vision du « nouveau monde », qui n’est probablement qu’une mise à jour de l’ancien, le digital joue un rôle fondamental. Certains nomment d’ailleurs cela l’ère du capitalisme digital et nous interpellent sur son avènement probable à l’issue de ce moment de sidération que nous traversons. Pour moi, cela confirme essentiellement que ce modèle idéologique dans lequel nous vivons a conscience de l’impérieuse nécessité de migrer dans un autre corps, de prendre une autre forme, pour assurer sa survie et se déployer toujours plus. Je ne crois pas que cela nécessite de porter un jugement moral sur ce qui est bien ou mal, mais par contre d’un point de vue éthique il appartient à chacun de nous de définir si cela lui convient ou ne lui convient pas. Et nous sommes désormais en capacité de le faire parce que nous sommes en train de l’éprouver et de l’expérimenter concrètement et ostensiblement.
Considérons un instant un monde, plus ou moins proche maintenant, dans lequel les individus seraient contraints à vivre confinés chez eux pour échapper à un climat devenu trop hostile, à se faire livrer leurs repas par des drones, à travailler sans contacts humains, à confier l’éducation et l’enseignement de leurs enfants à des intelligences artificielles, à justifier, pour des raisons sanitaires, chacune de leurs sorties à l’air libre, à se soumettre à un scan médical quotidien de leurs organismes par bio-capteurs numériques, à retrouver leurs proches uniquement via des réseaux sociaux en réalité virtuelle.
Ce scénario, la littérature d’anticipation le prédit également depuis longtemps.
Et nous sommes bel et bien en train d’éprouver sa préfiguration. Nous sommes en train de passer un test généralisé sur notre capacité d’adaptation à ce « nouveau monde ». Reste à s’accorder sur l’interprétation du sens de ce test et en quoi cela consiste d’échouer ou de réussir son passage.
Au sortir de cette crise, sans vouloir réfuter les avancées technologiques que nous avons produites et inventées, je crois qu’une de nos responsabilités urgentes sera de nous positionner clairement sur leurs usages et de définir au service de quelle société future nous les emploierons dorénavant. Pour ma part, je voudrais pouvoir espérer que nous ne ferons pas le récit du triomphe des technologies, de la virtualisation des échanges, du travail à distance et de la culture dématérialisée. Que nous saurons y voir ce qu’elles amènent comme progrès possibles, sans nous bercer d’illusion.
Nous ne savons pas encore combien de temps cette situation va durer, mais il est tout de même prévisible que beaucoup de nos concitoyens en sortiront émotionnellement, psychologiquement mais aussi économiquement extrêmement fragilisés. Ce n’est pas jouer les Cassandre que de dire qu’il y aura une tentation forte de fuite en avant, de mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu, redresser l’économie, sauver les emplois et de le faire « le doigt sur la couture » dans un effort national motivé par la menace du chaos social. Je ne serai pas non plus étonné que certains ou certaines se servent prochainement de ces événements, pour faire la promotion d’une solution « hygiéniste » efficace pour éviter l’effondrement de notre modèle économique et susceptible de nous protéger de tout péril futur. C’est pourquoi établir une définition saine, de la notion de « solidarité » que l’on entend réemployée ici et là, sera tout à fait primordial. Cette solidarité ne peut pas s’entendre uniquement comme un enjeu d’être « tous unis face à la crise » ou « d’effort à porter de manière égale par toutes et tous », sans contestation possible de la direction à prendre pour s’en sortir, sous le prétexte de grand péril. Cette solidarité devra pouvoir retrouver son sens premier, celui qui impose aux mieux lotis de repartager et redistribuer les richesses avec les plus précaires. Et pas seulement à l’échelle nationale. Cela suppose avant tout, qu’individuellement nous repensions entièrement notre rapport à l’autre et au monde; que chacun d’entre nous réinterroge l’équilibre entre la production du bien commun et la recherche de profit personnel.
Ce n’est pas en faisant simplement preuve d’optimisme que nous nous en sortirons. Ni non plus en nous rassurant grâce à ce qui continue à fonctionner malgré tout. En ce sens, je ne trouve par exemple pas vraiment rassurant d’observer notre précipitation collective, la mienne y compris, à vouloir assurer immédiatement la continuité de l’activité vaille que vaille alors qu’au contraire nous devrions prendre du recul sur nos pratiques.
Au début du XXe siècle, le mathématicien et économiste Georgescu-Roegen a publié des travaux dans lesquels il faisait le parallèle entre les phénomènes thermodynamiques et les phénomènes économiques. Il évoquait l’irréversibilité de ces phénomènes et donc des dégâts causés par leurs processus. A la lecture de ces théories, je me dis que nous vivons probablement dans une société qui a développé, sans le savoir, une conscience aiguë de ce schéma. Les failles nous semblent inhérentes aux choix irréversibles que nous avons faits dans le passé. Nous nous pensons collectivement engagés sur une voie qu’il serait impossible de quitter, parce que nous avons tout construit et modélisé pour la suivre jusqu’au bout, quel que soit ce bout. Notre situation actuelle ne fait pourtant que révéler l’urgence absolue de réussir à sortir de ces schémas et de penser autrement, en dehors de nos habitudes de fonctionnement. Cette crise doit nous imposer une réflexion profonde sur l’issue inéluctable que cette histoire nous propose. Nous avons un gros travail collectif d’écriture à produire, à petite comme à grande échelle, pour prendre en considération d’autres scénarios possibles.
Je dois avouer que j’étais, jusqu’alors, plutôt pessimiste quant à notre capacité à penser le rebond face à l’effondrement. Mais je dois reconnaître que depuis quelques jours, et assez paradoxalement, je retrouve une lueur d’espoir, et j’arrive à considérer que cette simulation mondialisée de l’effondrement, aussi tragique soit-elle, sera peut-être à même de produire le sursaut nécessaire. Je retrouve notamment cet espoir au travers des discussions et débats que nous avons entre nous, artistes, compagnies, directrices et directeurs de lieux de tailles et de financements divers.
Je ne dis pas que c’est le scénario le plus probable, mais c’est une option à laquelle j’ai envie d’accorder du crédit. C’est d’ailleurs un rôle fondamental des artistes, des auteurs, des penseurs dans la société, de stimuler l’imaginaire individuel et collectif, pour y parvenir.
Mais cette opportunité ne nous sera pas offerte, elle est à provoquer. Et j’espère que nous arriverons collectivement à en être les artisans.
Chacune et chacun d’entre nous sera en tout cas désormais très concrètement alerté, par cette mise à l’épreuve.
Chacune et chacun saura, en son âme et conscience, que ce n’est plus la fiction qui est dystopique mais la réalité qui l’est devenue.
Joris Mathieu
auteur, metteur en scène,
directeur du Théâtre Nouvelle Génération – Centre dramatique national de Lyon