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On invente dans les interstices

Texte rédigé par Marie-Pia Bureau, directrice de l’Espace Malraux, Scène Nationale de Chambéry

 

Je dirige un théâtre qui s’appelle Malraux. Ce n’est pas rien. Du moins pour quelques-uns. Il m’arrive effectivement de croiser des gens à Chambéry qui me demandent pourquoi le théâtre porte le nom de Malraux. Ça ne les empêche pas d’y venir. Comme quoi.

 

Malraux c’est une pensée et c’est une volonté politique de l’après-guerre. Toutes récentes au regard de l’histoire des arts, donc très fragiles encore. Déjà bien anciennes au regard du renouvellement générationnel cependant. Désuètes et peut-être déjà inadaptées ? La question mérite d’être posée franchement.

 

Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faille jeter le réseau institutionnel que l’idée malrucienne a permis de fonder. Je crois qu’il est un formidable atout. En France, on peut voir à Chambéry, à La Rochelle, à Châteauroux, etc., dans nombre de villes moyennes, des propositions artistiques qui ne sont accessibles ailleurs que dans des villes-capitales. Mais il m’apparait comme évident que ces lieux ne remplissent justement leurs missions qu’en se réinventant constamment. Si nous avons pour ambition de rendre visibles des propositions artistiques dont l’objet est de changer la représentation du monde, c’est bien le moins que l’on puisse faire. Et pour produire des idées nouvelles, il faut sortir du jargon et des concepts. On n’invente que dans les interstices.

 

Avec l’équipe du théâtre, nous essayons de partager des questions simples auxquelles nous tentons d’apporter des réponses pragmatiques. Ces questions sont : Sommes-nous démocratiques et, si non, comment l’être mieux ? Comment faisons-nous entrer toute la ville dans notre théâtre ? Sommes-nous sûrs de n’oublier personne ? En quoi contribuons-nous à un développement positif et durable de notre territoire ?

 

Il n’y a évidemment aucune réponse qui vaille pour une vérité absolue à ces questions. Il n’y a que des tentatives qui sont autant de pas de côté permettant de dessiner une inflexion à la direction prise.

 

Pendant deux années que le bâtiment Malraux a été fermé pour sa rénovation, nous avons profité de la contrainte pour expérimenter d’autres façons de faire en termes de programmation. Par exemple, coconstruire (le verbe est déjà galvaudé mais nous nous sommes attachés à le faire vraiment) avec des partenaires du territoire, autres structures de diffusion, ou groupes ayant d’autres objets que le nôtre (le tourisme, le sport, l’écologie, etc.), avec qui il s’agissait de trouver un intérêt commun dans le choix d’un projet artistique et de le porter en commun dans nos réseaux respectifs. Par exemple, produire des formes qui ne sont pas à proprement parler du spectacle ou des œuvres telles qu’on les définit dans une scène nationale (moonboots party sur une piste de ski, escape game zombie dans le conservatoire, ciné-piscine, etc). Par exemple encore, développer avec les partenaires Italiens et l’université un projet européen en montagne dont le processus implique la mise en relation des artistes avec des acteurs du territoire dont les préoccupations sont très éloignées des problématiques artistiques. A chaque expérience, nous nous sommes attachés à en mesurer l’impact. Et dans l’ensemble, celui-ci est positif. Même très positif. A condition de savoir les écouter et comprendre leur fonctionnement, les « autres » ont de bonnes idées, cela vaut le coup de leur faire de la place pour trouver les synergies. Les moments de fête, de décalage, sont des instants importants de libération des corps, cela peut être aussi une des fonctions du théâtre que de garantir cette liberté, elle peut mener à l’œuvre au moins aussi surement que la pédagogie qui est notre credo habituel. Les artistes, ailleurs que dans les théâtres, créent de l’expérience commune ; c’est précieux.

 

Ces constats (et d’autres encore) nous conduisent à vouloir un nouveau projet pour le théâtre rénové. Nous essayons en rentrant dans les murs de mettre en place un fonctionnement qui prenne mieux en compte ces questions de partage de la décision et des choix avec les gens du territoire, avec les artistes, avec les équipes, de fonction du théâtre qui n’est pas seulement de proposer une programmation mais d’être un réel lieu de vie, d’échange et de liberté, de possibilité d’être ouvert à l’inédit, à l’impensé, dont l’initiative reviendrait certainement à d’autres que nous. Cela prend la forme d’un tiers lieu porté en association avec trois compagnies de Savoie et une restauratrice, qui comprend des espaces d’accueil, une salle de cinéma, des galeries d’expo, une brasserie comportant une petite scène ouverte, et d’une salle de répétition. Cela pose de multiples questions qui sont loin d’être résolues qui vont de la gestion budgétaire, aux possibilités techniques, aux horaires de travail, à la définition de l’ouverture et de ses limites, autant d’un point de vue philosophique que pratique. Mais cela a déjà la vertu pour nous de rendre une évolution possible.

 

Pour ceux qui avaient 20 ans dans l’après-guerre et jusqu’à mes 20 ans à moi qui en ai aujourd’hui 50, l’horizon des sociétés était la révolution. Les théâtres publics, tous ces lieux nés de la volonté politique dont Malraux fut une figure majeure, invitaient les regards à se tendre vers cette ligne. Pour ceux qui ont 20 ans maintenant, à l’horizon des sociétés, il y a la catastrophe. Le sens de notre action et donc des évolutions que nous effectuons les uns et les autres dans nos théâtres doit nécessairement être lié à ce constat. La question, c’est celle de l’avenir et de notre capacité à être les lieux de sa projection.

 

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