Texte rédigé par Benoît Lambert, directeur du Théâtre Dijon Bourgogne – centre dramatique national de Dijon
Le 19 juillet dernier, Romaric Daurier publiait sur le site du Syndeac un texte fort stimulant intitulé « Écritures de contexte ». On peut reconnaître à cette initiative deux vertus principales : la première, c’est d’ouvrir un débat esthétique dans un champ, celui du spectacle vivant, où la chose n’est hélas pas si fréquente. La seconde, c’est de le faire à partir d’un retour réflexif sur l’expérience conduite par Hortense Archambault et Vincent Baudriller à la tête du festival d’Avignon entre 2004 et 2013.
Indéniablement, cette expérience aura constitué l’un des moments les plus passionnants de l’histoire récente du théâtre européen. Dans cette période se sont concentrées un nombre impressionnant de découvertes esthétiques, mais aussi de controverses et de débats –parfois violents – sur l’art théâtral, ses frontières et ses limites, sur sa porosité aux autres arts, sur sa place dans la cité et son rapport au public. Avec le recul, cette richesse et cette densité d’expériences rendraient presque nostalgique… Pour autant, il n’est pas certain que l’opposition entre « théâtre de parole » et « théâtre d’images », ou, pour reprendre les termes de Romaric Daurier, entre « théâtre de texte » et « théâtre de contexte », rende réellement justice à ce qui s’est joué en Avignon dans les premières années de ce siècle. L’auteur du texte lui même semble en avoir conscience lorsqu’il écrit au début de son propos que « l’émergence de cette dualité – cachant certainement une pluralité de formes plus large – convient d’être interrogée dans la réduction qu’elle a opérée ». Mais paradoxalement, le texte ne tire pas toutes les conséquences de cette intuition liminaire, et finit par devenir victime de cette « réduction » dont il avait pourtant souhaité se prémunir : en opposant pour finir aux « écritures traditionnelles de théâtre de texte », « de nouvelles écritures de contexte, qui sont, elles, réellement passionnantes », il retombe dans cette binarité encombrante, et réactive une querelle ancienne, à laquelle, précisément, il prétendait vouloir échapper. À l’époque où cette querelle battait son plein, on ne parlait d’ailleurs pas « d’écritures de contexte » mais plutôt de « théâtre postdramatique », qu’on opposait alors sans vergogne, et avec moins de pudeurs, au « vieux théâtre ».
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Il n’est pas certain que les mots nouveaux apportent toujours des idées nouvelles. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la réactivation de cette dualité datée et schématique pourra sembler assez mal venue au moment précis où les autrices et les auteurs de théâtre revendiquent à juste titre une meilleure estime de leur contribution au développement des arts vivants. Mais elle est d’autant plus dommageable que la vertu première de l’expérience avignonnaise conduite par Hortense Archambault et Vincent Baudriller aura précisément été de dépasser définitivement cette opposition héritée, et de montrer que cette question, au fond, n’était pas la bonne question. C’est pourquoi l’on voudrait risquer ici une autre hypothèse d’interprétation, et tenter d’ouvrir d’autres perspectives sur les questions qui se posent aujourd’hui dans le champ du spectacle vivant.
Il est probable que l’édition fameuse de 2005, et les controverses qu’elle a déclenchées, auront finalement joué un rôle d’écran dans ce que furent les avancées réelles du festival à cette période. En 2005, la réactivation d’un certain nombre d’oppositions binaires (parole/image, voix/corps, théâtre/danse, représentation/performance etc.), ajoutée aux emportements de la presse, d’une partie du public et de la profession théâtrale française, auront fini par produire un effet d’occultation qui visiblement se prolonge encore aujourd’hui. Pourtant, ces débats étaient au moins vieux comme le Cartel : en 1919, Gaston Baty déclencha lui aussi une controverse violente en publiant un texte resté célèbre, Sire le Mot, dans lequel il dénonçait la primauté de l’auteur et du texte littéraire dans l’élaboration du théâtre, et affirmait le metteur en scène, mais aussi le décorateur ou l’éclairagiste comme des créateurs à part entière. On pourrait multiplier les exemples pour montrer que ce n’est évidemment pas « depuis 2004 et l’édition du Festival d’Avignon [qu’]a été posée l’opposition entre théâtre de texte et théâtre d’images », mais l’essentiel n’est pas là. Notons seulement que les deux directeurs de l’époque eux-mêmes n’étaient pas dupes, et rappelaient avec placidité aux esprits les plus échauffés que Vilar, en invitant à Avignon Béjart, Godard ou le Living Theatre, avait bien été le précurseur d’un décloisonnement des arts caractéristique du festival, un geste qu’ils se contentaient de poursuivre et de prolonger. En outre, s’il est évident que le festival, durant cette période, aura accordé une place éminente aux formes hybrides ou au théâtre postdramatique, il serait absurde de prétendre qu’il le fit contre le « théâtre de texte », ni même à son détriment. Il suffit pour s’en convaincre d’élargir le regard au delà de la seule édition polémique de 2005 (où figuraient tout de même Les Vainqueurs d’Olivier Py, mais aussi La Mort de Danton et La vie de Galilée dans des mises en scène de Jean-François Sivadier, ou encore la mise en scène d’Hamlet par Hubert Colas, ou celle de Kroum l’ectoplasme par Krzysztof Warlikowski ) pour constater que parmi les artistes associés au festival, on pouvait trouver à coté des artistes « hybrides » comme Jan Fabre ou Roméo Castellucci, des auteurs de théâtre comme Wajdi Mouawad ou Dieudonné Niangouna, ainsi que des acteurs profondément amoureux de la littérature dramatique comme Valérie Dréville ou Stanislas Nordey.
Ainsi, contrairement à ce qu’une analyse pressée pourrait laisser penser, l’expérience avignonnaise menée par Hortense Archambault et Vincent Baudriller n’aura jamais consisté à promouvoir un type de formes au détriment d’autres : elle n’aura, notamment, jamais fait la promotion d’un « théâtre de contexte », moderne et innovant, contre un « théâtre de texte », fatalement vieilli et vieillot. Bien au contraire, elle n’aura eu de cesse que de dépasser cette opposition usée, en invitant des artistes non pas en vertu du type de théâtre qu’elles ou ils pratiquaient, mais selon d’autres critères qui rendaient précisément les questions d’appartenance disciplinaire parfaitement obsolètes.
Qu’avaient donc en commun les artistes associés ou simplement invités à Avignon entre 2004 et 2013, puisque que ce n’était pas leur appartenance disciplinaire ? On serait tenté de répondre : leur radicalité. Le mot est évidemment vague, et sujet à controverses, mais c’est pourtant le seul à même de subsumer la très grande variété d’expériences esthétiques qui se sont succédé au festival à cette époque, et qui partageaient d’abord, au delà de la question disciplinaire, une dimension profondément dissensuelle. Car ce fut sans doute d’abord cela le trait marquant du festival d’Avignon durant cette période : assumer et défendre un « théâtre qui divise », un théâtre inquiétant et dérangeant, et non pas un « théâtre qui rassemble » ou qui console par la communion et le consensus. En se replongeant avec quinze années de recul dans les querelles de 2005, c’est d’abord ce reproche qui émerge, bien avant celui de l’opposition datée entre texte et contexte, parole et image. À tel point que l’on peut même penser que la querelle disciplinaire qui a fini par s’imposer comme saillance dominante, et qui fait mine de perdurer encore aujourd’hui, n’aura servi qu’à masquer et à euphémiser une querelle d’une toute autre nature, bien plus profonde et bien plus consistante. En 2005, les spectacles présentés furent jugés « violents », « gratuits », « vides de sens » et même parfois stupides, abjects ou intolérables. Et l’indignation première qui s’est exprimée n’était pas de nature esthétique (« rendez-nous le texte ! ») mais bien de nature morale. En forçant le trait, on pourrait même trouver des liens entre la controverse avignonnaise d’alors et les procès qui furent intentés, un siècle et demi plus tôt, à Baudelaire et Flaubert, ou plus proche de nous, aux trois commissaires de l’exposition « Présumés innocents » du CAPC de Bordeaux. C’est que les pouvoirs (qu’ils soient temporels ou symboliques) sont toujours prompts à s’émouvoir des effets délétères que l’art peut produire sur la morale (ou sur le moral) du public… En 2005, le festival trahissait sa vocation « rassembleuse » ou même (pourquoi pas ?) républicaine, en imposant des spectacles démoralisants, sauvages, dépressifs, vides, absurdes, régressifs, etc. Personne n’osa le terme, mais certains ont du y penser : des spectacles dégénérés ? La chose prit en tout cas une telle ampleur, et excita tellement certains esprits, qu’il aura fallu une intervention du ministre de la culture de l’époque pour réaffirmer qu’il « n’interviendrait jamais sur l’indépendance et sur le contenu artistique » (la liberté de création et de programmation ne figurait pas encore dans la loi), tout en précisant tout de même qu’il travaillerait « en liaison étroite » avec les deux directeurs pour préparer l’édition anniversaire de 2006. Ambiance…
Il est indéniable qu’Avignon fut, à cette époque, une formidable fabrique d’inquiétude. Les artistes invités ont souvent « remué le couteau dans la plaie », en plongeant au fond des abîmes, en regardant en face le monde et ses maux, l’insupportable de la condition humaine ou la cruauté de l’espèce. Et on aura eu l’occasion parfois d’y découvrir des spectacles que, paradoxalement, on aura adoré détester. Cet accueil assumé de la négativité, de la contradiction ou même de l’effroi, était la marque d’un vrai courage dans une époque et une société où le travail du négatif est systématiquement dénié ou occulté. Cela ne fut pas le tout du festival (et c’est heureux car l’ensemble eut alors été parfaitement suffocant) mais même les propositions en apparence les plus facétieuses, ou les plus franchement comiques, celle d’un Philippe Quesne par exemple, déployaient dans le même temps une « inquiétante étrangeté », un ébranlement des manières de voir, de sentir et de penser. Cet aspect du festival fut, lui, clairement revendiqué par ses directeurs, qui déclaraient dans une interview au moment de quitter leurs fonctions : « Nous avons voulu que viennent [à Avignon] les créateurs que nous trouvions les plus essentiels, ceux qui font bouger les lignes de nos perceptions, de nos idées, de nos jugements. Ceux qui dérangent, oui (…) Certaines créations ont été noires, très noires, mais étrangement, la colère y empêchait la désespérance, son énergie nourrissait, portait. » Déplacement des représentations, noirceur, colère, énergie : ce programme, dans sa conflictualité revendiquée, aura eu beaucoup plus à voir avec l’héritage des avant-gardes qu’avec la postmodernité et « l’esthétique relationnelle ». Concernant cette dernière, on peut d’ailleurs noter que le reproche principal qui lui aura été adressé, notamment par Claire Bishop, est précisément de se limiter à une conception consensuelle de la relation, en passant sous silence le conflit, la contradiction et le dissensus.
D’ailleurs, les divisions induites par ce « théâtre qui divise » n’auront pas d’abord, ou pas seulement, eu lieu entre des fractions du public, en opposant les unes aux autres : elles se sont aussi déployées à l’intérieur de chacune et de chacun, divisions intimes et fractures sensibles où l’on aura pu s’éprouver comme étranger à soi-même, où l’on aura pu même être abasourdi de se découvrir autre que ce l’on croyait être, capable de nouvelles pensées, de nouvelles perceptions et de nouveaux affects. Que cette expérience prenne la forme d’une épreuve ou d’une violence, qu’elle fasse même l’objet d’un rejet par ceux qui la traverse, voilà qui semble inévitable, et même jusqu’à un certain point, souhaitable. C’est ce qui peut permettre en tout cas d’interpréter à nouveau frais la fameuse apostrophe lancée au soir de la première d’After/Before : « Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ? » Il y a forcément plusieurs façons d’interpréter cette phrase, par exemple en donnant clairement l’identité de son autrice, puisqu’elle semble connue, et d’analyser sur cette base la tension politique et esthétique qui la sous-tend. Ou alors en prenant le risque de décrire avec précision l’objet scénique devant lequel elle fut prononcée, et de porter sur cet objet un jugement esthétique argumenté, comme le fait par exemple Jean-Pierre Léonardini dans son beau livre de mémoires, Qu’ils crèvent les critiques ! Mais pourquoi choisir forcément l’hypothèse d’interprétation la plus soupçonneuse et la moins confiante ? Pourquoi lire nécessairement dans cette apostrophe restée célèbre l’expression d’une nostalgie réactionnaire, et l’appel à une restauration de la tradition théâtrale « parlante » contre la « modernité » formelle ? Pourquoi y lire forcément un retard du public sur les innovations de l’art ? Surtout, comment peut-on prétendre savoir aussi clairement ce que « ça dit » ? On peut avoir envie, bien au contraire, d’entendre dans ce cri quelque chose de très beau, et de très profond, par exemple l’expression sincère d’un désarroi, voire d’une terreur intime, la même qui peut saisir n’importe qui face à certaines oeuvres, aussi bien dans une installation de Bruce Nauman qu’à la lecture d’une page de Sade ou de Dostoïevski.
Une expérience esthétique peut être simultanément inquiétante et désirable, et même, bien souvent, elle est désirable parce qu’elle est inquiétante. C’est bien ce qu’il aura été possible de vérifier à Avignon, et qui se lit dans le fait que ni en 2005, ni dans les éditions suivantes, les spectateurs n’auront déserté le festival. C’est même, à vrai dire, tout l’inverse qui s’est produit : la radicalité défendue et revendiquée s’est accompagnée finalement d’un indéniable succès public. C’est ce que l’on pourrait appeler la leçon d’Avignon, et elle aura reposé sur une double hypothèse de confiance : confiance dans les artistes d’abord, dans leur faculté d’invention et dans leur liberté de création, aussi bien que dans leurs audaces et leurs excès. Confiance dans les spectateurs ensuite, dans leur intelligence et leur sensibilité, des spectateurs conçus non pas comme des consommateurs dont il faudrait satisfaire les attentes, ou comme des enfants qu’il faudrait protéger ou éduquer, mais comme des partenaires responsables, actifs et même critiques, ouverts aux expériences les plus vertigineuses. À cet égard, Hortense Archambault et Vincent Baudriller n’auront jamais cessé d’être, rigoureusement et profondément, vilariens.
L’autre leçon, intimement liée à la précédente, et qui en est comme la condition de possibilité, c’est qu’une forme ne peut jamais par elle-même, en vertu de son seul dispositif, prétendre à un brevet de progressisme ou de modernité. Il ne suffit pas de faire participer le public pour se prétendre démocrate, ni d’élargir le « contexte » pour se prétendre innovant. À l’image du discours politique du « nouveau monde », désormais envahissant, on peut très bien imaginer des oeuvres qui, tout en multipliant les « innovations », les « participations » ou les signes extérieurs de modernité, ne déplacent rien ni personne, et se contentent finalement de reconduire le consensus dominant en laissant les choses en l’état. Et l’on peut symétriquement imaginer qu’un acteur seul, muni d’un texte, puisse encore provoquer, chez ceux qui le regardent et l’écoutent, des ébranlements profonds, des dissensus intimes ou collectifs, des déplacements radicaux. L’inverse étant, d’ailleurs, tout aussi possiblement vrai : il convient, au cas par cas, d’y regarder de près, en assumant la part de risque et de subjectivité indéfectiblement liée au jugement esthétique. Car une forme ne garantit jamais rien par elle-même, elle n’est rien sans une visée ou une volonté qui lui donne sens et consistance. La radicalité en art n’est pas une question décorative. Et sur ce point, ce qui s’est joué en Avignon dans les premières années de ce siècle peut aussi être lu, à rebours de l’analyse de Romaric Daurier, comme une illustration particulièrement éclairante des rapports complexes du théâtre et de la politique, tels que certains travaux récents ont tenté de les analyser.
(photo © Vincent Arbelet)