Dans cet ultime éditorial avant de quitter la présidence du Syndeac, Nicolas Dubourg revient sur le rôle et la philosophie de l’impôt dans la société contemporaine. Face à vingt années de stagnation des subventions et de creusement des inégalités, il alerte sur la captation croissante de la dépense publique par des entreprises privées et rappelle que les services publics culturels servent l’intérêt général.
Il est assez rare qu’une organisation syndicale, a fortiori quand elle représente les employeurs d’une branche, prenne position sur la question des impôts. Il est encore plus rare que ce soit pour les défendre. Mais dans la période politique que nous vivons, il est encore plus étonnant d’observer la controverse actuelle entre le bloc centriste qui adopte une posture idéologique ultra libérale et la droite qui semble se ranger dans une approche pragmatique pour affronter la question de la dette, sans que l’opposition de gauche ne soit audible dans ce débat. La question de l’impôt serait donc uniquement liée à la réduction du déficit ou à l’allégement des contraintes financières relevant des intérêts payés aux marchés financiers pour financer le fameux « train de vie » de l’État ?
La vision libérale qui rejoint dans les faits une vision « ancien régime » domine aujourd’hui et jette l’ombre sur l’histoire fiscale et la mise en place de l’État social qui a pourtant amené deux évolutions majeures sur cette question : la progressivité qui garantit une redistribution des richesses et le financement des services publics et des droits sociaux qui construit l’égalité des chances.
Oui, l’impôt, depuis le 20ème siècle, a pour première vocation de financer le bien commun et d’assurer une redistribution garante de justice sociale et non le train de vie de l’État ou les courtisans du monarque.
Dans le domaine culturel, les entreprises que représente le Syndeac sont des entreprises à but non lucratif qui non seulement ne redistribuent pas de dividendes, mais plus encore garantissent un accès aux services culturels à des tarifs permettant l’accès à tous quels que soient ses moyens.
Ainsi, contrairement aux entreprises à but lucratif qui « margent » sur les biens et services qu’elles vendent, le tarif proposé par nos théâtres est calculé au plus juste des équilibres financiers des associations qui les gèrent. Les recettes d’activités résultant des ventes de billets à tarifs modiques sont naturellement compensées par les subventions. Les coûts de nos entreprises sont composés pour une part des salaires des artistes, techniciens et administratifs qui travaillent pour créer les spectacles et pour une autre part, malheureusement toujours plus importante, du recours aux prestataires privés à but lucratif qui assurent par exemple les services de restauration, d’hébergement ou de transport.
Depuis près de 20 ans, les subventions, qui permettent au service public des arts et de la culture d’exister, stagnent voire diminuent. Depuis près de 20 ans, l’inflation, qui s’est fortement accélérée ces dernières années, a creusé l’écart entre recettes et dépenses et cela s’est traduit par une stagnation des salaires de nos équipes et un accroissement des dépenses liées aux prestataires privés. Cette part des dépenses a même littéralement explosé depuis cinq ans, ce qui devrait amener à une forme de pudeur les commentateurs libéraux qui voient dans les gestionnaires des services publics des spécialistes du dérapage budgétaire.
Aborder la question de l’impôt ne peut se limiter à résoudre l’équation de la dette. Aujourd’hui une grande part de la richesse nationale est captée par les dividendes et redistribuée sous forme de rente à des actionnaires dont le capital s’est accru de façon exponentielle depuis le début des années 2000. Tous les rapports convergent pour souligner le creusement des inégalités et que les revenus issus des seuls salaires se sont détériorés au profit des revenus issus du capital.
Ainsi dans les biens et services que nous consommons quotidiennement, ceux produits par les services publics sont les seuls qui ne financent pas intégralement le capital. Or depuis des années, la privatisation de ces services publics (Santé, Transport, Énergie..), le recours toujours plus important aux partenariats « publics-privés » (infrastructures), les délégations de services publics à des entreprises à but lucratif (services sociaux, éducation), l’externalisation (entretiens, sécurité), ont permis de détourner une partie de l’impôt à but redistributif au profit des circuits financiers à but lucratif.
Alors oui, il est temps de mener le débat de l’Impôt pour s’assurer de sa réelle progressivité et il est urgent de redéfinir les modalités de financements des services publics et de contrôler leurs dépenses afin que leurs structures de coûts ne soient plus aussi dépendantes des marchés et que la redistribution ne soit plus autant captée par les entreprises à but lucratif.
Quand l’État rogne sur les subventions qu’il verse à un théâtre public, qu’il prive de moyens les collectivités territoriales qui financent la culture et qu’il encourage dans le même temps l’augmentation des tarifs ou crée des entités comme le Pass culture ou le CNM qui financent de façon ultra majoritaire des entreprises à but lucratif, c’est la philosophie même de l’impôt qu’il faut ré-interroger.
Si une part toujours plus importante de l’impôt finit dans la poche des actionnaires, l’augmentation des impôts ne peut conduire qu’à toujours plus d’inégalités. Modifier la fiscalité pour garantir la redistribution, sanctuariser les services publics pour les préserver au maximum des logiques marchandes, tel est le débat qu’il nous faut mener aujourd’hui ! La crise gravissime à laquelle nous sommes confrontés depuis février dernier et l’annonce des coupes budgétaires se matérialisent plus fortement aujourd’hui dans le cadre du projet de loi de finances.
Au moment de quitter la présidence du Syndeac, il me semblait important de rappeler à quel point le mandat de Macron aura détruit le sens de l’impôt, accéléré la destruction des services publics, et menacé d’effondrement notre paysage culturel. À ce stade, notre responsabilité syndicale n’est plus d’étayer le constat, mais d’inventer des formes d’actions collectives transversales, intersyndicales et interprofessionnelles pour relever le défi des services publics et de la lutte contre l’extrême droitisation en cours.