Chers collègues,
Je prends aujourd’hui la parole devant vous pour une dernière fois en qualité de président.
Vous le savez, j’ai décidé de démissionner de la présidence après en avoir discuté avec les membres du bureau, pour présenter ma candidature à la direction d’un lieu, dont le financement public par l’État et les collectivités territoriales, fragiliserait ma fonction tout comme le syndicat.
Représenter un collectif pour moi est inconciliable avec la défense d’une candidature qui est un projet personnel et je vais, je l’espère, clarifier dans mes propos l’endroit de cette impossibilité qui est à la fois politique, éthique et stratégique.
Cette démission a été mûrement réfléchie. Elle me permet aujourd’hui après cinq années de mandat de passer le relais à ceux d’entre vous qui prendront de nouvelles responsabilités pour conduire notre syndicat.
Pendant ces cinq années, je crois avoir consacré une grande partie de mon énergie à ce mandat.
J’y ai mis mes convictions et j’ai eu la possibilité d’apprendre de toutes celles et ceux avec qui j’ai pu travailler.
Je tiens donc en premier lieu à remercier tous les adhérents qui se sont investis à mes côtés, que ce soit au bureau bien sûr mais aussi dans les nombreuses commissions, groupes de travail ou délégations régionales.
Je tiens aussi à remercier l’équipe du Syndeac dirigée par Vincent Moisselin et sans laquelle notre syndicat ne serait pas ce qu’il est devenu.
Enfin je remercie nos partenaires, des autres syndicats employeurs ou employés, des associations engagées dans la défense du service public, des organismes qui accompagnent les professionnels.
Certains d’entre vous m’ont fait l’honneur de leur présence aujourd’hui. Merci de donner un visage à ce collectif qui constitue le ciment de notre combat. Merci sincèrement à vous tous.
Voilà donc cinq années écoulées.
J’avais commencé, pour préparer ce discours à procéder à des dénombrements.
Les chiffres ça rassure, ça situe le un dans la chaîne infinie des signifiants…
Et la première chose qui me vient quand je procède ainsi c’est le nombre de « crises » que nous avons traversées. Le covid, les coupes budgétaires, l’inflation, les changements incessants de gouvernements, la dissolution de l’Assemblée nationale et la résistible ascension de Marine le Pen.
Leur rythme, leur persistance, nous montre je crois, que le mot même de crise nous empêche d’agir.
La conviction que je défends depuis le début de ce mandat, c’est que la « crise » dont le visage change tous les trois mois, n’est rien autre qu’un état. Le retour à la « normale » que l’emploi du mot nous laisse espérer nous fait mettre en œuvre des moyens qui ne sont plus adaptés à la situation et fait de la perspective révolutionnaire qui jusque là seule permettait de concevoir un changement d’état, un idéal périmé ou exotique qui ne peut plus advenir qu’à Tunis, Kiev ou Colombo.
A bien y regarder, le mot crise qui apparaît dans le courant des années 70 et se propage jusqu’à nos jours, nous donne l’illusion que nous vivons toujours dans la démocratie républicaine dont le pacte fut scellé à la sortie de la guerre entre les communistes et les gaullistes qui ensemble, avaient mené le combat contre les nazis.
Cette situation française sur laquelle se fonde la synthèse humaniste malrucienne a créé nos fétiches, nos totems. Mais il faut reconnaître aujourd’hui qu’elle a été abandonnée par le plus grand nombre de nos concitoyens et que notre secteur qui se considère parfois comme une société isolée de la forêt amazonienne a bien du mal à continuer à partager sa cosmologie avec le reste des humains.
Cette conviction s’étaye sur le tournant pris dans les années 2000 en France, un peu plus tôt en Angleterre et quasiment au même moment en Allemagne.
C’est le moment où l’orthodoxie de l’école de Chicago, qui avait ravagé l’Amérique à la fin des années 70, porte les derniers coups de boutoirs sur notre fantasme de consensus historique.
A l’utopie républicaine du XIXème, fondée entre autres dans les écrits d’un Gambetta, d’un Fourrier, d’un Ferry et sur laquelle repose une organisation concrète de l’État défenseur de la liberté et de l’égalité, nous voyons succéder un retour des thèses naturalistes de la pensée anglo-saxonne qui fondent la pensée libérale ripolinée en pensée néo-libérale.
Ainsi, ce qui était une crise, et devait par notre action syndicale, être combattue afin de regagner le socle commun de la pensée républicaine, est devenu un état, une manifestation visible, un symptôme.
Ce changement radical de perspective doit nous placer du bon côté de l’action. Quand les gilets jaunes, quand les agriculteurs ou quand les citoyens se mobilisent pour empêcher Marine le Pen de gagner les élections, c’est là qu’est la crise.
Une crise, qui quand elle est passée, permet à l’état naturel de suivre son cours et de retrouver sa « fluidité».
Dans cette perspective, les coupes budgétaires de l’État, les déclarations de Laurent Wauquiez ou de Christelle Morençais, les gesticulations de ceux qui partout défendent des politiques identitaires, doivent être analysées dans le contexte où elles se produisent aujourd’hui et non sous l’angle rassurant qui les cantonnaient encore aux marges hier.
Nous devons avoir la clairvoyance de les regarder non comme des scories, mais bien comme la sève qui circule dans la société libérale et organise l’échange culturel et économique à partir d’individus atomisés dont les derniers liens qui résistent sont traités comme le sont les embolies.
Dès le début de la pandémie nous avons fait le choix de ce changement de perspective en dégageant la scène de ses figurants, pour d’une part affiner la lecture de ce nouveau moment historique, mais également pour consolider les bases de ce qui seul, peut constituer une réelle alternative, bien que nous devions désormais le formuler depuis les marges auxquelles nous sommes poussés.
Ce moment historique affirme l’individualisme, c’est-à-dire prive le sujet de son potentiel de devenir. Il postule la fin de l’universalisme au motif que la notion, il est vrai, est empêtrée dans sa définition originelle et dépassée par les mutations de nos sociétés et de nos pensées. Cela nous a amené à travailler à partir d’une notion, elle aussi figée qui n’avait plus de sens pour nous, celle de service public.
Nous avons donc cherché à étayer cette notion. Nous avons essayé d’en dégager les traits en partant de ce qui la fonde : l’intérêt général.
Et cela nous a conduit à des questions simples qu’on pourrait formuler ainsi :
- Qu’est-ce qui justifie le financement d’un secteur entier par la redistribution de l’impôt plutôt que par le marché ?
- Et plus encore, existe-t-il une distinction entre une politique économique qui prévoit le soutien à une entreprise au nom de la compétitivité ou de l’emploi, bref de la croissance et une politique culturelle qui postule un intérêt général dans la production même des œuvres d’art, dans la présence dans la cité d’un réseau de professionnels de la culture artistes ou non ?
- Enfin, si la notion d’intérêt général trouve sa première formulation à l’encontre des pensées corporatistes, a-t-elle intégré ce qui désormais replace l’humain dans un milieu plus large que celui de ses congénères, à savoir le vivant ?
Ces travaux sur le service public et l’intérêt général nous ont fait cheminer sur de multiples pistes. Celle de la mutation écologique, celle de l’égalité entre les Femmes et les Hommes, celle des discriminations ethno-raciales, celles des inégalités territoriales ou enfin celle du modèle économique qui structure la création artistique.
A chaque fois, nous avons pu constater que notre secteur, loin d’être original, était souvent le calque de qui se passe dans les autres secteurs ou dans la société.
Que le productivisme, les inégalités, le centralisme ou les discriminations y étaient présentes.
Que nos manières de faire étaient souvent en contradiction avec nos manières de dire.
Que les crispations que nous pouvons avoir sur ce qui nous différencie les uns des autres prenaient trop souvent le pas sur ce qui nous rassemble.
Que l’engagement collectif qui devrait traduire en acte les travaux que nous produisons demeurait faible en comparaison des logiques individualistes ou corporatistes qui trop souvent dominent.
Mais loin de nous y complaire ou de nous lamenter, nous avons affronté ces ambivalences et je crois que nous pouvons reconnaître que ce travail a commencé à porter ses fruits.
Le Syndeac a fortement renforcé cet espace dans lequel se construit une pensée collective et qui par sa solidité, est en mesure de partager au-delà de ses murs ses questions et son vocabulaire.
Un simple indice est la banalisation du terme service public des arts et de la culture qui semble aujourd’hui s’imposer pour la désignation de nos activités.
Mais nous savons que le combat ne se limite pas aux mots et que nos adversaires n’ont de cesse de les dévoyer ou de les vider de leur sens pour les retourner contre nous.
Il s’agit donc, sans relâche possible, de mener de front ce travail de pensée, d’énonciation et ce travail de traduction, de mise en œuvre.
Nombreux sont les chantiers et les négociations que nous avons menés.
Sans les citer tous, je voudrais insister sur le rôle fondamental du Syndeac dans des lieux aussi diversifiés que la négociation de branche aux côtés des organisations employeurs et salariés, la négociation des politiques publiques de la culture avec l’État ou encore les chantiers plus catégoriels.
Vous savez le rôle du Syndeac dans la défense de l’intermittence et la qualité de nos représentants dans ces combats.
Mais ce trait connu de notre action, nous l’avons retrouvé aussi dans l’élaboration du plan Danse ou dans la formulation de propositions en faveur de la création musicale.
Nous l’avons aussi retrouvé dans la mise en œuvre de la certification sur les violences et harcèlement sexistes et sexuels, et bien sûr dans le débat que nous aurons cet après-midi sur la charte équipe lieux qui a mobilisé beaucoup d’adhérents.
Pour mener tous ces chantiers, il a fallu adapter notre organisation à nos réflexions dans une visée stratégique.
En cinq ans, le Syndeac s’est largement régionalisé. Je salue d’ailleurs la mobilisation de nos collègues de Pays de Loire, ou l’an dernier ceux de Rhône-Alpes.
Nos délégations régionales qui siègent désormais au Conseil National sont autant de lieux d’élaboration et d’action qui dans une horizontalité qu’il nous faudra renforcer, concourent pleinement à l’action collective.
En cinq ans, ce sont plus de 150 entreprises qui nous ont rejoint faisant passer le nombre des adhérents de 350 à plus de 500 aujourd’hui.
Grace à cela, nos moyens d’actions se sont considérablement renforcés. Nous sommes désormais présents quotidiennement à l’Assemblée nationale ou au Sénat. Nous avons développé des relations permanentes avec les grandes associations d’élus.
Nous avons renforcé nos échanges avec nos partenaires de branche mais aussi avec l’écosystème du service public.
Enfin, nous nous sommes engagés sur la voie de la formation, d’abord avec celle portant sur les violences et harcèlement sexiste et sexuel puis sur celle sur les discriminations ethno-raciales et demain, cette « université permanente du SYNDEAC » sera un des piliers de notre syndicat.
Nos échanges ne peuvent plus se limiter à la verticalité de nos instances de décisions.
Je veux ici être précis pour ne pas être taxé de démagogie.
Je crois profondément qu’il est nécessaire, pour que notre syndicat soit écouté et capable d’instaurer un véritable rapport de force, que nos organes de délibération doivent être en capacité d’agir rapidement, d’impulser les actions, de communiquer efficacement.
Cela se traduit par un bureau qui propose une feuille de route claire et un conseil national qui assure, par sa représentativité de toutes et tous, la légitimité de son action.
En revanche, je pense que ce temps court de la délibération n’est possible que si le temps long du débat, de la pensée a eu lieu en amont. Ce temps-là, aucune de nos instances ne le garantit suffisamment et ce n’est certainement pas en AG que nous pourrons trouver les moyens d’une élaboration de qualité.
C’est donc par la formation, qui se déroule dans un temps long, hors des contingences de l’actualité, que cela sera possible. Elle nous permettra de confronter nos idées aux recherches en sciences humaines, elle nous permettra de solidifier les notions que nous utilisons pour mieux délimiter les enjeux de nos délibérations.
Cette idée, qui n’est pas révolutionnaire, est peut-être de nature à nous réconcilier avec cette vieille branche de la politique culturelle dont nous avons été séparés après-guerre mais qui, sous le nom d’éducation populaire, disait bien l’ambition du peuple de 36.
Je dois maintenant conclure et je crois que rappeler tout cela, vous montre les combats que j’espère voir poursuivis.
Nous devons progresser sur des questions concrètes comme l’égalité ou les discriminations.
Nous devons construire un modèle alternatif qui réponde aux contraintes de la mutation écologique dans une société ultra-libérale et j’ai la conviction que notre secteur, même affaibli, a cette responsabilité immense de construire la possibilité d’une alternative, non seulement dans les imaginaires que nous produisons dans nos œuvres mais aussi dans nos pratiques sociales et économiques.
Je quitte donc une fonction mais je ne renonce pas à mes convictions.
Je sais que toute les transitions peuvent générer de l’inquiétude mais défendre la culture, défendre les services publics n’est possible que si nous partageons une confiance dans le travail collectif, le débat et la solidarité.
Et pour que cette confiance ne soit pas qu’un mot, nous devons chacune et chacun prendre part à cette responsabilité collective en donnant une partie de notre temps et de notre énergie à cette maison commune qu’est le SYNDEAC. Dès demain j’y prendrai de nouveau ma part comme chacun d’entre nous.
Lors du prochain Conseil National, un ou une nouvelle collègue prendra le relais, et je pourrai reprendre des forces, travailler à cette part de ma vie, plus personnelle qui place l’art et la pensée au cœur de mes désirs.
Vous connaissez l’image, brûler ses vaisseaux. C’est avancer, sans regarder en arrière. C’est brûler les attaches qui sont autant de liens et faire confiance au potentiel de devenir des sujets que nous sommes et qui se forge dans le creuset de nos désirs et de notre éthique.
Je finirai donc par cette phrase en paraphrasant Mathieu Riboulet :
Nous avons traversé la mer, « nous campons sur les rives » et de nos illusions perdues nous ferons un feu de joie pour nous donner la force de poursuivre le chemin.
Nicolas Dubourg
25 novembre 2024